Sur la naissance de la Résistance
J’ai le privilège d’être le dernier vivant des trente trois polytechniciens Compagnons de la Libération qui ont contribué à l’honneur de notre école. A ce titre, je voudrais évoquer moins mon passé que l’esprit de la Résistance, sa naissance et son actualité.
Notre camarade Serge Ravanel (X39), Compagnon de la Libération, a écrit sur ce thème un livre magnifique, L’Esprit de résistance (Seuil, 1995), où il restitue le drame de ses luttes secrètes et les pensées qu’elles lui inspirent. Il était « terroriste » en civil alors que j’étais « déserteur » en uniforme. Il animait la Résistance intérieure dans le Sud-Ouest. J’avais pris la décision de m’engager dans la Résistance extérieure. Des milliers de kilomètres nous séparaient à cette époque. Nous n’avons pu nous rencontrer qu’après la guerre dans une confiance amicale et un respect mutuel immédiats.
De mon côté, j’ai évoqué mon passé de résistant dans un livre Les Combats et l’honneur des FNFL (Le Cherche-midi, 2007), prix littéraire de la Résistance. Je n’y reviendrai que sur deux points :
- mon passage à l’École du Génie Maritime m’a sauvé la vie car j’y avais appris la subtilité des lois de l’hydraulique ce qui m’a permis de réparer mon sous-marin avarié dans les eaux glacées des fjords de Norvège ; sinon j’y reposerais encore.
- ma cascade de désobéissances entre mai 1940 et fin 41 : au planning de l’État-Major de la Marine en mai 40, au Maréchal Pétain, à l’Amiral Muselier (péché véniel), au commandant de mon aviso pendant les combats ; toutes étaient dictées par mon éthique.
Ma vie professionnelle après la guerre s’est faite dans l’innovation, depuis la conception de navires méthaniers jusqu’au stockage souterrain de méthane.
Venons-en au sujet qui me tient à cœur, la naissance de l’esprit de la Résistance. Dans l’été 1940, le Général de Gaulle était peu connu, condamné à mort, suspecté de visions dictatoriales, tendance prépondérante à l’époque. Il fallait donc d’abord des convictions et une éthique forte pour nous engager dans la Résistance afin de défendre la liberté et notre pays. Des français se sont engagés dans la Royal Navy pour continuer le combat, d’autres sont devenus des Français Libres mais allergiques au Général de Gaulle.
Plus résolus encore, ceux qui se sont évadés ou ont déserté pour rejoindre la Résistance. Notre camarade Honoré d’Estienne d’Orves (X21), officier de marine, a écrit à son amiral le 10 juillet 1940 cette phrase bouleversante « … je vous demande seulement que ma désertion soit annoncée d’une façon telle que les autorités allemandes qui contrôlent le lieu de résidence de mon épouse et de mes quatre enfants n’en soient pas avisées », choix dramatique de conscience pouvant paraître infamant comme abandon de famille et désertion. Mais sa morale personnelle lui imposait cette décision ; elle le conduira à la mort – il est fusillé en France occupée en août 1941.
Par contre, plus de 95% des dizaines de milliers de soldats, de marins et d’officiers libres de leur choix et se trouvant en Angleterre pour différentes raisons en juin 1940, ont décidé de rentrer en France ; c’est dire le peu de prestige du Général à l’époque et la force de caractère de ceux qui sont restés pour combattre.
La Résistance a donc d’abord été un choix d’une petite minorité d’hommes endurcis par leur éthique personnelle, se sentant totalement responsables de leurs actes et obéissant à leur conscience avant d’obéir aux autres.
La discipline restait une modalité essentielle, pas un principe absolu, mais tout au plus une excuse.
Lentement au début, et progressivement, le génie du Général de Gaulle a percé et amplifié son rôle et sa gloire. Sans lui, la Résistance aurait été plus modeste comme dans d’autres pays occupés et la France n’aurait pas joué son rôle parmi les Cinq Grands.
Mais tout ceci paraît du passé, une histoire de vieux, sans écho dans le temps présent. Nous sommes en démocratie, la parole et les actes sont libres. Et pourtant, à mes yeux, renaît un contexte différent mais propice à ce qui a motivé l’esprit à l’origine de la Résistance. Il s’est réincarné dans ce qui fait son essence : des initiatives isolées et désintéressées dictées par une éthique forte, personnelle, d’opposition aux carences d’un contexte de plus en plus complexe. J’ai bien dit « désintéressé » car trop souvent on confond la Résistance avec la défense très respectable d’un intérêt de groupe ou pire avec l’envie de se mettre en valeur.
L’esprit de la Résistance resurgit, au prix éventuel de freins à l’avancement, d’une carrière brisée ou d’une vie de famille perturbée.
Un exemple : le combat isolé pendant des années du docteur Irène Frachon (ma voisine en Bretagne) contre un médicament dangereux, le Mediator. Elle raconte dans son livre son action contre le conformisme prédominant. On la salue maintenant avec respect mais on oublie ses années de persévérance contre l’incompréhension, pour aboutir avec quelques amis à faire connaître puis accepter la vérité qu’elle défend ; action bien modeste mais significative, comparée aux résistances célèbres du passé : les combats solitaires et mortels de Copernic, Galilée, etc. Oserai-je citer Jésus Christ ?
A contrario, bien des banquiers, d’un coté et de l’autre de l’Atlantique, regrettent aujourd’hui que les turpitudes de certains de leurs confrères n’aient pas été dénoncées plus tôt par un homme courageux, banquier, journaliste ou autre. L’image de la banque, son bilan et la satisfaction de ses clients s’en seraient mieux portés. Mais, direz-vous, soyons fatalistes, ces défaillances ne sont que des cas isolés. Voire !
Le danger actuel est d’une nouvelle nature. Notre monde est de plus en plus bouleversé par l’explosion des découvertes, des innovations mais aussi des désordres climatiques, énergétiques, politiques, etc. La démocratie avance dans certains pays par son avènement et dans d’autres lentement, par nature, dans ses décisions. Elle nous protège, mais les innovations comme les catastrophes prolifèrent et n’attendent ni le travail du législateur, ni la découverte, ni l’appréciation de leurs effets induits et indus. Ceux-ci sont pour une bonne part imprévisibles. Cet état de fait stimule les initiatives d’hommes futés, voire géniaux, les uns parfaitement honnêtes et désintéressés ; d’autres constituent une mauvaise herbe insidieuse, voire totalement néfaste. L’imagination de l’escroc court plus vite que son gendarme.
Les pouvoirs publics dans leur sagesse ne manquent pas, après un incident grave, de créer une commission de contrôle ou de surveillance ad hoc, ou d’accroître le pouvoir et le rôle d’une commission existante. Des décisions fleurissent dans ce sens mais on ne peut, ni à titre préventif ni à titre curatif, les multiplier pour prévenir ou contrôler les incertitudes foisonnantes de notre temps. De plus, l’application de ces décisions tombe parfois en désuétude par manque ultérieur d’incidents à gérer.
Ce ne sont ni les législateurs, qui réagissent difficilement dans l’urgence, ni l’expert si compétent soit-il qui pourront prévenir ou contrôler immédiatement tous les effets de ces phénomènes nouveaux. Aussi paraît-il nécessaire de reconnaître et de favoriser l’initiative d’individus et de petits groupes désintéressés qui, forts d’une éthique de responsabilité personnelle, réagissent à contre-courant devant un danger ponctuel mal identifié et non plus dans une perspective globale de Résistance contre un envahisseur.
Serge Ravanel concluait son livre écrit il y a plus de quinze ans par un vœu : « Le moment n’est-il pas venu de faire revivre l’esprit de la Résistance. ». Le faire renaître me paraît aujourd’hui une nécessité.
Etienne Schlumberger (X36), Compagnon de la Libération
avec l’aide d’Alain Schlumberger (X48)
(avril 2011)
Etienne Schlumberger, commandant du Junon
Documents :
- Etienne Schlumberger sur Wikipedia
- Etienne Schlumberger sur le site de l’Ordre de la Libération
- Détails sur les ouvrages cités (notre blog)